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Je m’appelle Marie-Anne. Heurs et malheurs d’un prénom

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Wordle: maLes noms, prénoms et surnoms, c’est une des grandes affaires de la vie. J’y suis plongée en ce moment par intérêt pour le sémantisme des noms propres, qui a inspiré mon dernier billet sur le nom des pornstars, mais aussi à l’insu de mon nom propre, pourrait-on dire, car mon prénom est souvent inversé en Anne-Marie, ce qui me pose des problèmes administratifs idiots mais pénibles et fastidieux. Je viens par exemple de passer une semaine à obtenir qu’un billet d’avion émis par erreur par une agence au nom d’Anne-Marie Paveau soit modifié, ce qui n’est pas une mince affaire, l’agence ayant tout fait pour que je conserve ce billet, jusqu’à “mettre un mot dans le dossier en cas de problème mais il n’y en aura pas” (comme si une agence à Paris pouvait prévoir avec une certitude magique les réactions d’un agent à Tunis, comme si les dispositions légales des compagnies aériennes sur les identités dans le transport aérien, essentiellement basées sur la sécurité, ne valaient rien et comme si 570 euros pour un AR Paris-Tunis ne méritaient pas que j’aie sur mon billet le même nom que sur mon passeport. Bref). Je me suis efforcée de répondre gentiment à l’étudiante tunisienne qui, exactement au même moment, a écrit à la “chère professeure Anne-Marie Paveau” pour une thèse, ayant bien envie de faire de l’ironie sur les compétences prénominales des futurs doctorants en linguistique. Il y a quelques années, j’avais également reçu un billet au nom d’Anne-Marie Paveau, pour une mission en Haïti, ce qui m’avait obligée à la même démarche, compliquée par les circuits administratifs de l’AUF ; ma banque m’a également un jour fait une carte bleue à ce nom ; je ne compte plus les mails, les lettres et les documents où je suis Anne-Marie.Marie-Anne devient aussi parfois Marianne, ce qui me gêne moins car quelque chose comme l’ordre des mots et l’intégrité phonétique sont conservés (de plus, il y a quelques Marianne par-ci et par là et évidemment par là, et tant qu’à faire un peu par là aussi, qui me plaisent bien). Mais l’existence de cet autre morphème est l’occasion de dialogues explicatifs fastidieux : si je n’anticipe pas très rapidement sur le geste scriptural de la personne qui doit écrire mon prénom (et c’est encore fréquent, d’écrire à la main, sur des documents administratifs), en dégainant la formule “en deux mots, avec un trait d’union”, je peux être sûre d’avoir droit à l’épisode “ah oui zut-rature-correction”. Il y aussi des déformations plus rares, presque des hapax, comme ce “Mireille” dont m’avait baptisée en commission de spécialistes il y a longtemps le linguiste Bernard Laks, qui est pourtant l’un des phonologues les plus en vue de sa génération (comme quoi, les cordonniers…). Je me souviens que cette confusion avait déclenché des rires, qui ne me semblent d’ailleurs explicables qu’en prenant en compte les connotations socio-culturelles des deux prénoms. Mais c’est un autre problème. Sur le plan phonétique, on me demande souvent comment il faut le prononcer, en trois syllabes ([marian]), ou en deux ([marjan]).

Outre l’agacement que déclenche la nécessité d’être souvent mise en situation de rectifier les autres, même avec une diplomatie blanchie sous les années (mais qui n’est cependant pas toujours appréciée), cette déformation suscite bien sûr mon intérêt de linguiste. Concrètement le mécanisme est le suivant : un scripteur qui a sous les yeux le prénom Marie-Anne en toutes lettres et dans le bon ordre, sur un passeport ou un formulaire que j’ai rempli par exemple, et qui effectue la tâche cognitivement peu coûteuse de le recopier, inverse quand même les deux morphèmes et écrit Anne-Marie. Cette déformation courante m’inspire quelques remarques, dont le point de départ est le principe que tout linguiste digne de ce nom, à mon avis, devrait avoir en tête : toute erreur de langue quelle qu’elle soit correspond à un phénomène explicable ou à une résolution de problèmes. Hors de ce type d’analyse, l’erreur est stigmatisée en “faute”, et l’on quitte le domaine de la linguistique comme science de la langue pour entrer dans celui de la normativité comme conservation des pouvoirs.

Tout d’abord, il me semble évident, intuitivement, qu’il s’agit d’un problème de fréquence. La tâche de recopiage étant effectivement “basse”, cognitivement parlant, et mes interlocuteurs n’étant pas illettrés, c’est donc autre chose qu’un mécanisme scriptura : le rare Marie-Anne apparaît comme contre-intuitif par rapport au fréquent Anne-Marie. Ce que vérifient bien les statistiques disponibles, en particulier le Fichier des prénoms de l’INSEE, source de nombreuses publications et de nombreux sites qui fournissent des statistiques : Anne-Marie (environ 80.000 personnes actuellement en France) est environ dix fois plus fréquent que Marie-Anne (environ 8.000 ; pour des détails sur les statistiques des prénoms, voir l’ouvrage de B. Coulmont, Sociologie des prénoms, 2011, qui fera prochainement l’objet d’un compte rendu de ma part sur nonfiction.fr). Si les composés en [Marie + X] sont fréquents en France et chez les francophones (Marie-Claude, Marie-France, Marie-Pierre, etc.), le composé [Marie + Anne] est rare ; cette indication n’est peut-être pas significative mais il n’apparaît curieusement pas dans la liste des 34 composés en [Marie + X] que donne Wikipedia

Ensuite, dans le cas où la forme de départ Marie-Anne est formulée à l’oral, la forme d’arrivée Anne-Marie permet peut-être d’éviter de résoudre un problème graphique double : un mot ou deux ? et s’il s’agit d’un mot unique, un “n” ou deux ? C’est typiquement une résolution de problème graphique.

Enfin, il me semble que le critère de la fréquence ne suffit pas, et il faut sans doute faire intervenir celui de l’exposition, qui est un peu différent. La fréquence est d’ordre lexical ; je veux dire qu’elle est un des éléments constituants du lexique mental : le mot est acquis avec sa fréquence, et l’on sait qu’un mot fréquent est beaucoup mieux retenu qu’un mot rare et qu’il est, par ailleurs, beaucoup plus polysémique, ce qui multiplie encore son usage (voir à ce propos les travaux classiques de Jacqueline Picoche encore parfaitement d’actualité). L’exposition est d’ordre discursif : être exposé à un mot, c’est l’entendre dans des contextes situationnels, et dans certains de ces contextes, on peut être très exposé à des mots pourtant rares sur le plan de la fréquence. Dans ma famille et parmi mes amis, Marie-Anne continue d’être un mot rare par rapport à l’ensemble des prénoms, mais il est coutumier puisque, par définition, les membres de ce groupe y sont particulièrement exposés. Cette articulation entre fréquence et exposition explique peut-être une amusante anecdote : dans le champ des sciences du langage en France, il y a une “Marianne”, dont la notoriété était installée quand j’y suis entrée. Mes collègues ayant été “exposés”, si je puis dire, à Marianne plus qu’à Marie-Anne, je me suis habituée à ce que l’erreur orthographique porte sur mon prénom et non le sien. J’ai même entendu une très gentille collègue me déclarer : “Ah tu sais, pour moi, Marianne, il n’y en a qu’une” (l’autre, donc), ce qui en dit long tant sur l’”engrammation” cognitive et psychique des prénoms que sur la construction des notoriétés et légitimités. Mais tout récemment, dans la bibliographie d’un article à paraître envoyé en pré-lecture par une collègue, j’ai trouvé l’erreur inverse, qui m’a amusée, Marianne étant affublée de mon double morphème et de mon trait d’union : l’auteure signalerait-t-elle inconsciemment qu’elle est désormais plus exposée à Marie-Anne qu’à Marianne ? 

Ce prénom qui, sans me peser car je l’aime bien, me fait cependant perdre du temps et de la patience, c’est le nom d’un polder, oui d’un polder, en Guyane. La Guyane française a connu une période de poldérisation dans les années 1960-1970, sous l’influence des Hollandais de la Guyane d’à côté. En fait de polder, ce furent plutôt des tentatives, vouées à l’échec (le polder Marie-Anne est cité en 4.). Isidore (un sacré prénom également…) fournit plusieurs études de l’ex-ORSTOM concernant des mesures de salinité sur Marie-Anne par exemple. Les cartes mentionnent encore ces polders (on lit “ancien polder Marianne” sur l’illustration ci-contre, tout en bas à droite), et il est amusant de constater que l’orthographe de Marie-Anne y est instable : sur certains documents, il est question du polder Marie-Anne, sur d’autres, du polder Marianne. Pour des raisons inconnues, mais sans doute liées à cette manière qu’ont les militaires de nommer leurs lieux de travail ou de combat des prénoms de leurs femmes (les points d’appui de Diên-Biên-Phu, Huguette, Brigitte, Gabrielle, Anne-Marie, justement, portent les noms de femmes et de fiancées des combattants), ce polder a été nommé Marie-Anne. Au milieu des années 1960, l’armée française a eu pour mission d’y construire un village destinés à des Hmongs, et ce village s’appelait aussi Marie-Anne (47 maisons, des bananeraies, de l’herbe à éléphant…). Il y avait également un degrad (un débarcadère), baptisé du même nom : un “Bref rapport sur les terres bases de l’est de la Guyane” de 1951, archivé sur le site de l’IRD mentionne un “dégrad Marianne”. Ce prénom a dû plaire au jeune homme qui dirigeait ce chantier. Marie-Anne, c’est donc un polder, un village, un degrad et moi.

Cette histoire n’empêchera sans doute pas les agences de voyage, les banques, les collègues et scripteurs du monde entier, de m’appeler d’un prénom qui n’est pas le mien, mais je la raconte pour dire qu’un prénom engage pour l’individu qui le porte un rapport au prénom, qui peut être lourdement marqué par des usages sociaux très concrets, très matériels, comme ces négociations scripturales incessantes qu’il me faut assumer. Mon prénom déclenche tout un tas de métadiscours, qui construisent autant de relations sociales, micros et éphémères, ou macros et permanentes, tendues ou sereines. Il est donc un véritable lieu d’interaction entre les humains, mais aussi entre les humains et les outils, les artefacts, les juridictions et les cartes de géographie.

Ajout le 31.10 : depuis sa publication hier, les commentaires ont augmenté et modifié ce billet, d’une manière que seule permet la co-écriture conversationnelle en ligne. Hélène nous parle de son prénom composé Hélène-Sophie et des usages prénominaux en Corée, Stéphanie nous raconte des histoires d’orthographe et d’homonymie, et Karine a reformulé un ancien billet sur son prénom, écrit autrefois en espéranto : ça s’appelle “Karine avec un K“, et c’est beau à lire et à comprendre dans les lignes comme entre les lignes. Voici donc ce billet devenu texte collectif, puisque les commentaires ne sont pas seulement des commentaires “sur”, mais de véritables apports au texte. Belle réalisation.


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